De nombreux dossiers défraient régulièrement la chronique outre-manche ou outre-Atlantique, attribuant des sommes faramineuses à titre de dommages et intérêts aux plaignants. L’un de vos proches est décédé dans un accident de voiture qui met en cause la responsabilité du constructeur, vous avez développé un effet secondaire d’un médicament ou vous n’étiez pas suffisamment prévenu que votre chat ne peut pas passer au micro-ondes pour être séché ? Certaines juridictions étrangères seront très généreuses concernant les indemnisations allouées.
C’est ainsi que fin 2021, un tribunal américain a acté un accord de 301 milliards de dollars indemnisant une famille dont la grand-mère et la petite fille avaient été tués en 2017 par un chauffard ivre qui avait grillé un feu rouge. Ce n’est pas le chauffard qui a été condamné à cette somme, chauffard d’ailleurs lui-même décédé dans l’accident, mais les serveurs du bar qui lui avaient servi à boire et l’avaient ensuite laissé repartir au volant de sa voiture.
Plus récemment, le procès Johnny Depp / Amber Heard a défrayé la chronique. L’acteur poursuivait, devant la justice américaine, la condamnation de son ex-femme au paiement de la somme de 50 millions de dollars de dommages et intérêts pour avoir tenu des propos qu’il estimait diffamatoires à son encontre. Le Tribunal l’a suivi en considérant que les propos tenus étaient effectivement diffamatoires et lui a accordé 15 millions de dollars en réparation du préjudice subi.
Les indemnisations de plusieurs dizaines de millions de dollars ne sont donc pas rares aux USA. Mais la situation est très éloignée de ce type de condamnations en France. Pourquoi ?
Parce que l’objectif des systèmes d’indemnisation est les principes qui les sous-tendent sont totalement différents d’un système judiciaire à l’autre.
Aux Etats-Unis, les dommages et intérêts tendent à indemniser le dommage subi par la victime mais ont également une fonction punitive ou « pédagogique », inconnue du droit français. Il s’agit non plus seulement d’indemniser le dommage causé mais également de punir la faute commise pour compenser le « sentiment d’injustice » de la victime, quitte à l’enrichir substantiellement. Il s’agit également, dans un cadre plus pédagogique, de mettre en garde toute personne qui commettrait cette même faute sur les conséquences possibles de ses actes. Ainsi, dans le cas du chauffeur ivre mentionné ci-dessus et de l’indemnisation de 301 milliards de dollars allouée aux victimes, l’avocat de la famille a déclaré à la sortie du Tribunal : « Le but de cette procédure est de rappeler à la communauté, à l’État et à la nation les coûts horribles de la conduite en état d’ébriété« .
En France, les dommages et intérêts ont pour seule vocation de réparer un préjudice établi et chiffré par la victime à l’exclusion de tout enrichissement de la victime. L’indemnisation a donc pour mission de compenser intégralement les préjudices subis mais en aucun cas d’enrichir.
• Atteinte à un bien : ce bien peut-il être réparé ou doit-il être remplacé ?
• Dépenses que la victime est contrainte d’exposer pour faire face au dommage subi : frais d’expertise, dépenses en soins ou matériels médicaux, frais de soins psychologiques, dépenses d’aménagement du domicile pour les victimes d’accident corporel, frais liés à l’assistance par un tiers pour la vie courante
• Préjudice financier lié à l’impossibilité de poursuivre ses études ou son activité professionnelle ou frais supplémentaires nécessaires pour poursuivre ces études ou cette activité professionnelle
• Perte de chiffre d’affaires ou manque à gagner
• Remboursement de dépenses devenus inutiles : exemple : préjudice lié au remboursement par la victime d’un accident corporel d’un prêt contracté pour l’achat d’un fonds de commerce qu’elle n’est physiquement plus en état d’exploiter
• Surcoûts ou amendes auxquelles la victime se trouve exposée par un tiers : exemple : constructeur qui n’a pas respecté le permis de construire et expose ainsi le propriétaire à l’obligation de détruire le bien construit et au prononcé d’une amende
• Souffrance endurée
• Préjudice esthétique, d’agrément ou sexuel
• Atteinte à la notoriété ou à la réputation
• Préjudice moral
• Etc.
Ces dommages vont être indemnisés en droit français s’ils sont directement liés à la faute commise. Ils devront ensuite être chiffrés :
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- par la victime, via la production de facture ou de devis par exemple,
- ou par des experts désignés lorsque les causes du dommage, son ampleur et les moyens d’y remédier doivent être précisés par des experts ; cela est par exemple le cas en matière médicale ou en matière de préjudices liés aux constructions.
L’indemnisation sera prononcée par le tribunal en tenant compte de ces chiffrages.
Cela parait assez simple pour les préjudices matériels. Mais quid du préjudice moral et des autres préjudices qui reposent sur une appréciation de la souffrance ou du ressenti (atteinte à la notoriété ou la réputation par exemple) ? Comment est-il fixé ? Ne pourrait-il pas permettre, dans le système juridique français, d’indemniser les victimes de façon plus conséquente ?
Il convient tout d’abord de rappeler que le juge français, lorsqu’il donne une suite favorable à la demande de réparation qui lui est soumise, est totalement libre d’évaluer le montant des dommages et intérêts qu’il allouera à titre de réparation de ce préjudice moral. Les indemnisations devraient donc pouvoir être conséquentes.
Mais c’est sans compter avec :
1. l’interdiction d’inclure des dommages et intérêts punitifs dans l’indemnisation et l’obligation de limiter l’indemnisation au préjudice réellement subi, à l’exclusion de tout notion d’enrichissement de la victime
2. l’existence de référentiels et barèmes, que les juges n’ont pas l’obligation de respecter, mais qui ont pour vocation d’uniformiser les décisions et d’éviter de trop grandes disparités dans les décisions rendues. On citera par exemple en matière de préjudice corporel le référentiel Mornet qui est un référentiel proposé par la Conférence des 36 premiers présidents de cours d’appel en France. Les préjudices d’affection lié à la perte d’un proche décédé, y sont chiffrés comme suit :
en cas de décès de l’autre conjoint : 20.000 € à 30.000 €
Préjudice de l’enfant en cas de décès du père ou de la mère :
– enfant mineur : 25.000 € à 30.000 €
– enfant mineur déjà orphelin : Majoration de 40% à 60 %
– enfant majeur vivant au foyer : 15.000 € à 25.000 €
– enfant majeur vivant hors du foyer : 11.000 € à 15.000 €
Préjudice du parent pour la perte d’un enfant : 20.000 € à 30.000 €
Préjudices des frères et sœurs :
– vivant au sein du même foyer : 9.000 € à 14.000 €
– ne vivant pas au même foyer : 6.000 € à 9.000 €
Préjudice du grand-parent pour la perte d’un petit-enfant :
– relations fréquentes : 11.000 € à 14.000 €
– relations peu fréquentes : 7.000 € à 10.000 €
Préjudice du petit-enfant pour la perte d’un grand-parent :
– relations fréquentes : 6.000 € à 10.000 €
– relations peu fréquentes : 3.000 € à 7.000 €
Les autres parents ou proches de la victime doivent rapporter la preuve d’un lien affectif spécifique justifiant une indemnisation qui ne dépassera qu’exceptionnellement 3.000 €.
Pour aller plus loin : https://www.victimes-solidaires.org/upload/referentiel-MORNET.pdf
Le barème indicatif de l’ONIAM (Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux), publié le 1er janvier 2018, est pour sa part le suivant :
3. L’émergence de l’idée de justice prédictive qui repose sur l’intelligence artificielle et des algorithmes mis à disposition des magistrats : il s’agit de mettre à disposition des magistrats des algorithmes permettant de digérer et de synthétiser toutes les décisions de justice rendues en France dans chaque type de litige et de fournir donc aux juges le montant des indemnisations moyennes allouées par les tribunaux pour chaque type de préjudice, à partir des calculs effectués grâce à la base de données.
En ce inclus le montant de l’indemnisation du préjudice moral ou des préjudices d’atteinte à la réputation ou à l’honneur, ou de tout autre préjudice « immatériel » par l’ensemble des tribunaux du territoire français.
La justice prédictive a été introduite dans notre système judiciaire par différents textes :
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- la LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique
- la LOI n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice
- le Décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust »
- le Décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives
Elle avait même pour ambition de venir soutenir les logiciels déjà existants d’aide à la rédaction des décisions qui proposent des trames informatiques de décisions.
Le programme Datajust a finalement été abandonné mais ce mouvement vise à uniformiser, dans un souci de cohérence, les décisions rendues sur le territoire national. Le risque décrié par de nombreux professionnels du droit est une perte d’autonomie des juges et la mise en place d’un système privilégiant l’uniformisation au détriment de chaque cas spécifique. Une justice robotisée, rigide, uniforme et déshumanisée.
Mais une justice qui restera ancrée sur l’indemnisation du seul préjudice des victimes, à l’exclusion de toute idée d’enrichissement. Notre système d’indemnisation exclut en l’état toute évolution majeure à venir sur cette question du montant des indemnisations.